En tant que ministre bruxellois, j’évite le plus souvent possible de me mêler de la situation politique de la Grèce, mon pays d’origine, dans lequel vivent beaucoup de mes proches. J’ai cependant accepté de faire une exception à la demande du magazine Union et Actions édité par l’Union des Classes Moyennes. Si j’ai accepté de parler de la situation de la crise grecque, c’est avant tout parce qu’elle est révélatrice d’un malaise général au sein de l’Union européenne qui ne peut pas nous laisser, nous les Belges, indifférents tant nous avons été un pays moteur de l’Union.

Sur le site d’Union et Actions

 

INTERVIEW l Christos Doulkeridis (Écolo), ministre bruxellois d’origine grecque
« Le discours raciste sur les Grecs me choque »
Christos Doulkeridis est ministre-président de la Cocof (institution des Bruxellois francophones) et secrétaire d’État (logement, services d’urgence). Il a accepté de parler de la Grèce, où réside sa famille et des amis qu’il va voir régulièrement.

– La profonde crise de la Grèce vous a surpris ?
– Non. La Belgique peut vivre 500 jours sans gouvernement parce qu’il y a un État. La Grèce a un gouvernement, mais pas d’État. Il n’y a pas d’administrations indépendantes, fonctionnelles, qui défendent l’intérêt général. Par corollaire, la justice sociale fait défaut. À cela s’ajoute une culture de la surconsommation. Les particuliers et les collectivités s’endettent au carré ou au cube. Ils y sont encouragés. Ça fait des années que je dis que cette situation, entretenue par les deux grands partis Pasok et Nouvelle Démocratie, va dans le mur.

– Il y a donc une responsabilité collective des Grecs ? Ils ont voté pour ces partis et profité du système…
– Il y a une responsabilité de ceux qui ont eu en charge le pays et qui ont, notamment, maquillé les comptes. Je ne suis pas d’accord qu’on mette tout un peuple au pilori. Certains ont profité, c’est vrai. Dans la fonction publique, l’armée ou la police, le clientélisme a surprotégé des gens, pensionnés à 45 ans. C’est surréaliste ! Mais la plupart des Grecs n’ont pas profité. Je peux vous assurer que beaucoup d’entre eux travaillent énormément, ont deux ou trois jobs pour s’en sortir. La protection sociale est faible. Les soins de santé sont très chers…

– L’image du pays du sud où on se la coule douce, c’est faux ?
– Écoutez, j’ai été choqué de voir les caricatures publiées dans des médias sérieux. J’ai lu les dix raisons pour lesquelles les Grecs sont dans la m… : ils sont fainéants, voleurs, profiteurs, mauvais gestionnaires… Ils ont des piscines et ne paient pas d’impôts. C’est un discours raciste. Et je suis scandalisé que des responsables politiques aient, avec une extraordinaire arrogance, cautionné ce genre de discours. C’est une rupture.

– Rupture par rapport à quoi ?
– Moi, je suis un grand partisan de l’Europe. Elle a été créée pour éviter la guerre par l’amitié et la collaboration entre les peuples, pour assurer la prospérité de tous. La suffisance du couple Merkel-Sarkozy, les insultes allemandes, britanniques et même françaises, c’est la négation de cet idéal créateur. On revient 50 ans en arrière.

– Il fallait quand même mettre la pression sur la Grèce pour qu’elle opère des réformes…
– Bien sûr qu’il y a des choses qui devaient et qui doivent changer dans le pays. Mais stigmatiser de cette façon-là un peuple est aussi un moyen de protéger le système qui a abouti à cette situation. La stratégie de ceux qui prétendent guider la sortie de crise permet aux responsables de rester à la manœuvre. Il y a un souci légitime de la continuité de l’État, mais cela couvre l’absence de remise en cause d’un cadre financier qui a dérapé. La Grèce pourrait dénoncer des emprunts qu’elle a été obligée de souscrire dans des conditions inacceptables. On ne tire pas les vraies leçons de la crise.

« C’est le problème de l’Europe »

– Quelle est la situation économique et sociale en Grèce ?
– L’avenir est bouché. Aucun jeune ne peut croire en un avenir meilleur que celui de ses parents. Des gens de 40 ou 50 ans – j’en ai mal au cœur – m’appellent pour me demander s’ils ont une chance de trouver un job en Belgique. Je connais un prof d’université qui n’a plus été payé depuis neuf mois. Il est à bout. La Grèce risque de connaître un exil de sa population.

– Vous ne croyez pas au retour de la croissance en 2013 ?
– Avec qui ? Je suis extrêmement inquiet car la crise s’ajoute à un problème social qui a commencé avant 2008. Traditionnellement, les parents construisent pour leurs enfants. C’est une sorte de dot au moment du mariage. Cela permet aux jeunes de vivre avec des salaires très bas, puisqu’ils n’ont pas de souci de logement. Depuis plusieurs années, les parents n’y arrivent plus. C’est pourquoi vous aviez déjà, avant la crise, des manifestations violentes de jeunes. Ils étaient coincés. Ils le sont doublement.

– L’économie souterraine est vivace. Dans de telles circonstances, c’est peut-être un atout…
– Pour certains, cela peut être une bouée de secours. Mais c’est évidemment très temporaire et socialement intenable. Si on veut des services, il faut payer des impôts.

– La sortie de l’euro est plausible ?
– Évoquer cette hypothèse, c’est dire que le problème qui se pose est purement celui de la Grèce. C’est faux. C’est le problème d’un État européen. C’est le problème de l’Europe. D’ailleurs, ceux-là même qui envisagent d’exclure les Grecs disent qu’après, il y a un risque avec l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande…

– Il faut donc une solution européenne ?
– Bien entendu. Si les finances du Michigan ou de la Californie dérapent, l’unité des USA n’est pas mise en cause. Jacques Attali a raison de plaider pour un impôt assez minime, mais qui prélevé sur un ensemble de 500 millions de citoyens, permettrait d’emprunter dans de bonnes conditions et de mener des politiques correctrices.

– Les Allemands, entre autres, ne semblent pas prêts à l’accepter…
– Il est clair qu’il manque un chef d’orchestre européen. Ce n’est ni à la chancelière allemande ni au président français de déterminer la politique européenne. Ils réfléchissent en termes nationaux et donnent la leçon. C’est une faute politique invraisemblable. Quand on voit l’évolution en Chine, en Inde, au Brésil, on a bien besoin d’être 500 millions pour avoir une force économique et politique. Je crains que nous ne redevenions un vieux continent, sans solidarité entre les peuples.

Th. E.
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« Mes parents indépendants ont travaillé dur »
« Mon père est venu en Belgique pour travailler à la mine. Après trois ans, il a eu un accident. Il est resté salarié, dans la construction, un an ou deux. Puis il est devenu indépendant : d’abord taximan, puis épicier et enfin marchand ambulant de produits grecs. Ma mère était conjointe aidante, sans aucun statut à l’époque.
Il y a encore beaucoup de petits indépendants, souvent d’origine étrangère, qui ne s’en sortent pas sans un coup de main des enfants. C’était notre cas. Mon frère et moi devions les aider, pour régler les papiers, assurer les soirées… Je n’ai pas fait de musique, ni de sport. Je ne suis pas allé aux scouts.
Mes parents ont travaillé toute leur vie. Ils n’ont pas chômé un seul jour. Ils n’ont jamais été assistés. Et ils touchent une pension qui vient juste de passer les mille euros. Heureusement, ils vivent dans la maison familiale en Grèce. Ils ont un potager, quelques oliviers. Ils ne voyagent pas, ne vont jamais au cinéma ou au restaurant. La crise ne les touche pas parce qu’ils n’ont rien. »